Discours
prononcé par Fidel Castro Ruz, premier secrétaire du Comité
central du Parti communiste de Cuba, président du Conseil d’Etat
et du Conseil des ministres, pour le quarantième anniversaire
de la Révolution, place Céspedes (Santiago de Cuba), le
1er janvier 1999, Année du quarantième anniversaire de
la Révolution.
Santiagais,
Compatriotes de tout le pays,
Je m’efforce de me rappeler cette nuit-là du 1er
janvier 1959; j’en vis et perçois les impressions et les
détails comme si c’était aujourd’hui même.
Il me semble irréel que le destin m’ait offert le rare
privilège de parler de nouveau à la population de Santiago
de Cuba du même endroit, quarante ans après.
Ce jour-là, un peu avant le petit matin, en apprenant que
le tyran et les principaux chefs de son régime ignominieux avaient
fui devant l’avancée irrésistible de nos forces,
j’avais ressenti pendant quelques secondes une sensation de vide
étrange. Comment avions-nous pu remporter cette victoire incroyable
en à peine un peu plus de vingt-quatre mois à partir du
moment où nous étions parvenus, après avoir essuyé
le très dur revers qui avait pratiquement annihilé notre
détachement, à réunir sept fusils, le 18 décembre
1956, et à reprendre la lutte contre des forces militaires qui
comptaient quatre-vingt mille hommes sous les armes, des milliers de
cadres ayant reçu une formation militaire dans des écoles,
ayant un moral élevé, jouissant de privilèges attrayants,
bénéficiant d’un mythe d’invincibilité
jamais remis en cause, des conseils infallibles et des livraisons sûres
des Etats-Unis ? Ce sont des idées justes qu’un peuple
vaillant avait fait siennes qui avaient opéré ce miracle
militaire et politique. Et, en vingt-quatre heures, l’Armée
rebelle, les travailleurs et le reste de peuple balayaient les dernières
tentatives, vaines et ridicules, de sauver ce qu’il restait de
ce régime d’exploitation et d’oppression.
Ma tristesse passagère au moment de la victoire n’était
que la nostalgie de l’expérience vécue, le souvenir
encore frais des compagnons tombés au long de la lutte, la conscience
claire que ces années si extraordinairement difficiles et défavorables
nous avaient obligés à être meilleurs que ce que
nous étions et à en faire les plus fructueuses et les
plus créatrices de nos vies. Il nous fallait abandonner nos montagnes,
nos campagnes, nos coutumes obligatoires d’austérité
absolue, notre vie éprouvante de vigilance permanente face à
un ennemi qui pouvait surgir, sur terre ou dans les airs, à tout
moment des sept cent soixante et un jours qu’avait duré
la guerre, la vie saine, dure, pure, faite de grands sacrifices et de
dangers partagés, qui rend les hommes frères et fait fleurir
leurs meilleures vertus, ainsi que la capacité infinie de don
de soi, de désintéressement et d’altruisme que chaque
être humain peut porter en soi.
L’énorme disparité de moyens et de forces
entre l’ennemi et nous nous avait obligé à faire
l’impossible. Qu’il suffise de dire que nous avons gagné
la guerre, armés de fusils et de grenades antichar, luttant à
chaque bataille importante contre l’artillerie, les blindés
et surtout l’aviation ennemie, qui faisait aussitôt son
apparition à n’importe quelle action.
Les fusils et les autres armes semi-automatiques et automatiques
d’infanterie légère dont nous disposions, nous les
enlevions au combat à l’ennemi, et l’explosif avec
lequel nous remplissions les mines antiblindés et anti-infanterie
que nous fabriquions dans des ateliers rustiques provenait des bombes
que les avions déversaient sur nous et dont certaines n’explosaient
pas. La tactique infaillible d’attaquer l’ennemi en mouvement
a été un facteur capital. Et nos chefs étaient
devenus des experts dans l’art de le provoquer pour le faire sortir
de ses positions bien fortifiées et généralement
invulnérables.
Les unités en opérations de l’ennemi ou ses
garnisons étaient encerclées, les renforts, détruits
ou contraints à la reddition par la faim ou par la soif, sous
les tirs constants de nos francs-tireurs qui refermaient le cercle jour
après jour, sans le lancer dans des attaques frontales toujours
coûteuses en vies, d’autant que nous ne disposions pas des
moyens et des armes requis pour cela. Ce que nous avions appris dans
les montagnes et dans les bois touffus, nous avons fini par l’appliquer
dans la plaine, près de routes asphaltées, à l’ombre
de plantations d’agrumes, d’arbres fruitiers, voire de cannaies
qui servaient à masquer nos troupes - formées généralement
de bleus du fait que nos rangs grossisaient vite à mesure que
nous occupions toujours plus d’armes, mais toujours sous la direction
de combattants plus chevronnés - et à attaquer les renforts
par surprise. C’est cette même méthode que nous avons
fini par appliquer dans les villes en isolant les différentes
positions des garnisons.
C’est ainsi que nous avons occupé Palma Soriano en
trois jours, et c’est ainsi que nous avons conçu le plan
d’attaquer la garnison de Santiago de Cuba, qui comptait cinq
mille hommes, et de la contraindre à la reddition en utilisant
mille deux cents combattants rebelles. Nous avions déjà
introduit, en passant à travers la baie, une centaine d’armes
récupérées à Palma Soriano, pour lancer
le soulèvement au cinquième jour des opérations
qui allaient encercler l’un après l’autre les quatre
bataillons défendant la périphérie. J’omets
des détails plus précis de l’idée que nous
avions conçue. Je me bornerai à dire qu’il y avait
un combattant rebelle pour quatre soldats ennemis, et que jamais le
rapport de force ne nous avait été aussi favorable.
A Guisa, à quelques kilomètres de Bayamo, nous avons
engagé les combats avec cent quatre-vingts hommes qui devaient
lutter contre les renforts dépêchés sur une route
asphaltée et sur d’autres voies depuis la ville où
se trouvaient l’état-major de l’armée ennemie
et des milliers de ses meilleurs soldats, appuyés par des chars
lourds. Et c’est au terme de onze jours de combats intenses, au
cours desquels nos forces augmentaient grâce aux armes que nous
récupérions et à quelques petits renforts, que
Guisa est tombé en nos mains, le 30 novembre 1958.
Cette bataille avait été une nouvelle démontration
de la combativité extraordinaire de nos soldats et de la rapidité
avec laquelle ils agissaient. Cinq mois avant, en juin, l’ennemi
avait lancé sa dernière – et apparemment irrésistible
– offensive contre notre quartier général de La
Plata, dans la Sierra Maestra. Mais nous n’étions plus
les bleus qui avaient débarqué le 2 décembre 1956.
Nous n’étions pas non plus si nombreux, puisque nous avons
commencé à résister avec seulement cent soixante-dix
hommes environ, après avoir réuni les troupes, encore
très réduites, du Che, de Camilo, de Ramiro et d’Almeida
qui avaient reçu des instructions de revenir vers les positions
de la 1re colonne, objectif stratégique de l’ennemi - autrement
dit, toutes nos colonnes, exception faite des forces du IIe Front oriental
aux ordres de Raúl, trop éloignées dans les montagnes
du nord-est pour pouvoir appuyer notre front. Quatre semaines plus tard,
nous étions environ trois cents combattants, tandis que des centaines
de jeunes volontaires sans armes s’entraînaient à
l’école de recrues de Minas del Frío.
Au terme de soixante-quatorze jours de combats intenses, les bataillons
ennemis avaient perdu près d’un millier d’hommes,
entre morts, blessés et prisonniers. De ces derniers, nous en
avions fait quatre cent quarante, que nous avons remis quelques jours
plus tard à la Croix-Rouge internationale. J’écris
ce dont je me souviens. Les historiens peuvent peut-être mieux
préciser ces chiffres à partir des documents à
nous que nous avons conservés et de ceux trouvés plus
tard dans les archives de l’ennemi. Ce dont je suis sûr,
en tout cas, c’est que nous avons récupéré
plus de cinq cents armes qui ont permis d’équiper les élèves
de l’école à mesure que nous les enlevions à
l’ennemi. Une fois finis ces combats de l’offensive, des
colonnes rebelles composées de seulement neuf cents hommes armés
ont avancé sans perdre de temps dans toutes les directions, envahissant
le territoire dominé par l’ennemi jusqu’au centre
du pays, exception faite de la vaste étendue de territoire oriental
déjà contrôlée solidement par le IIe Front
oriental Frank Pais, ouvrant de nouveaux fronts de guerre qui allaient
se développer rapidement. Seuls quelques hommes sont restés
avec moi au quartier général. C’est au cours de
ces opérations que le Che, avec environ cent quarante hommes
– je cite de mémoire, sans consulter les documents - et
Camilo, avec une centaine, ont réalisé une des plus grandes
prouesses de celles, si nombreuses, dont parlent les livres d’histoire
: avancer sur plus de quatre cents kilomètres, depuis la Sierra
Maestra, après avoir essuyé un cyclone, jusqu’à
l’Escambray, à travers des terrains bas, marécageux,
infestés de moustiques et de soldats ennemis, sous une vigilance
aérienne constante, sans guides, sans aliments, sans le soutien
logistique de notre mouvement clandestin, qui était encore faible
sur le trajet qu’ils suivaient. Et c’est en évitant
les encerclements, les embuscades, les différentes lignes d’endiguement,
les bombardements, qu’ils sont arrivés à leur but.
Telle était notre confiance dans les combattants qui ont fait
échouer l’offensive ennemie, et, surtout, telle était
leur confiance à eux en eux-mêmes et en leurs chefs légendaires.
C’étaient des hommes de fer. Je recommande aux jeunes de
lire et relire les beaux récits contenus dans Passages de la
guerre révolutionnaire du Che.
Et puisque, presque sans le vouloir, j’en suis venu à
ces réflexions sur nos luttes dans la Sierra, je vous dirai,
pour compléter l’histoire des événements
qui m’ont de nouveau conduit dans cette ville chérie, en
ce 1er janvier dont nous fêtons aujourd’hui le quarantième
anniversaire, que je suis parti de La Plata le 11 novembre, accompagné
de trente hommes armés et de mille recrues désarmées.
Ces jeunes gens courageux et dévoués étaient
plus entraînés à la faim, aux bombardements et aux
pénuries qu’au maniement des armes, car nous ne disposions
jamais d’une seule balle pour des entraînements à
tirs réels. Ils arrivaient par vagues enthousiastes, de partout,
à l’école, mais seul un sur dix supportait alors
ces conditions-là. Ils nourrissaient nos rangs, ils étaient
plus téméraires que nos vieux combattants. S’inspirant
des traditions et des histoires qu’ils écoutaient, ils
voulaient écrire en un jour ce que d’autres avaient écrit
en plusieurs années.
Récupérant de petites unités rebelles au
long de notre marche, plus les armes de deux pelotons ennemis qui avaient
rejoint nos rangs après en avoir été persuadés
par le commandant Quevedo, qui avait été notre adversaire
digne et courageux lors de la bataille de Jigue, à la seule condition
de ne pas combattre leurs anciens compagnons, notre longue colonne a
fini par réunir une avant-garde de cent quatre-vingts hommes
équipés d’armes de guerre. A Guisa, à Baire,
à Jiguaní, à Maffo et à Palma Soriano, théâtre
de nombreuses actions menées désormais avec le soutien
d’autres forces qui se joignaient à nous à mesure
que nous avancions, les recrues réalisaient leurs rêves
de lutte. Prenant en partie la relève de combattants tués,
blessés ou malades déjà équipés,
recevant les armes récupérées– sept cents,
si j’ai bonne mémoire – une fois Palma occupé
où nous nous sommes emparés de trois cent cinquante armes,
toutes les recrues qui étaient parties avec moi de La Plata étaient
armées six semaines après et constituaient une troupe
formidable.
Je tiens à signaler que les armes qui ont aidé les
jeunes de notre école de Minas del Frío à devenir
des soldats de premier rang n’ont pas toutes été
le fruit exclusif de nos trophées. En effet, nous avons reçu
à la mi-décembre ce qui a constitué à mon
avis l’aide en armes de l’extérieur la plus appréciée
: cent cinquante fusils semi-automatiques et un Fal automatique pour
moi, envoyés au nom du peuple vénézuélien
par le contre-amiral Larrazábal et la junte révolutionaire
qui avait pris le pouvoir à Caracas quelques mois avant la victoire
cubaine. Bien entendu, ces armes sont vite entrées en action
et ont participé aux combats de Jiguaní, de Maffo et de
Palma Soriano.
Voilà pourquoi, une fois Palma et Maffo tombés en
notre pouvoir, les armes ont plus que suffi pour équiper les
combattants désarmés et que nous avons pu envoyer les
cents fusils dont j’ai déjà parlé pour le
soulèvement de Santiago et une autre bonne quantité à
Belarmino Castilla, avec des instructions de couper la retraite du bataillon
cantonné à Mayarí.
Et puisque j'ai parlé de l'aide vénézuélienne,
je tiens à dire que nous n'avons pas reçu de livraisons
d'armes et de munitions de l'extérieur pendant notre guerre révolutionnaire,
sauf en de très rares occasions, dont celle-ci, qui nous a apporté
la plus grande quantité d'armes, presque autant que toutes les
autres ensemble que je me rappelle ou que j'ai entendu mentionner. Plus
de 90 p. 100 des armes et des munitions avec lesquelles nous avons fait
la guerre et l'avons gagnée, nous les avons enlevées à
l'ennemi au combat. Elles n'étaient que quelques milliers, mais,
en vertu d'un principe inviolable, elles étaient toutes destinées
aux premières lignes.
L'année qui vient de s'écouler nous a permis de
commémorer les faits que je n'ai évoqués ce soir
qu'en partie.
Honneur et gloire éternels, respect infini et affection
pour ceux qui sont tombés à l'époque pour assurer
l'indépendance définitive de la patrie; pour tous ceux
qui ont écrit cette épopée dans les montagnes,
les campagnes et les villes, guérilleros ou militants clandestins;
pour ceux qui, après la victoire de la Révolution, sont
morts dans d'autres missions glorieuses ou ont consacré loyalement
leur jeunesse et leurs énergies à la cause de la justice,
de la souveraineté et de la rédemption de leur peuple;
pour ceux qui sont déjà décédés et
pour ceux qui vivent encore, car, si on pouvait parler en ce 1er janvier-là
d'une victoire remportée en cinq ans, cinq mois et cinq jours
après le 26 juillet 1953, il faut parler à cet anniversaire-ci,
en prenant le même point de référence, d'une lutte
héroïque et admirable de quarante-cinq ans, cinq mois et
cinq jours (applaudissements).
Aujourd'hui encore, la Révoution commence à peine
pour les générations les plus nouvelles. Un jour comme
celui-ci n'aurait pas de sens si on ne parlait pour elles.
Qui sont donc présents ici ? Ce ne sont pas, dans leur
immense majorité, les hommes, les femmes et les jeunes de ce
jour-là. Le peuple auquel je m'adresse n'est pas le peuple de
ce 1er janvier-là. Ce ne sont pas les mêmes hommes ni les
mêmes femmes. C'est un autre peuple différent, et, pourtant,
le même peuple éternel (applaudissements).
Celui qui vous parle de cette tribune n'est pas non plus exactement
le même homme que ce jour-là. C'est seulement quelqu'un
de bien moins jeune, mais qui s'appelle pareil, qui s'habille pareil,
qui pense pareil, qui rêve pareil (applaudissements).
Des 11 142 700 habitants qui constituent la population actuelle
du pays, 7 190 400 n'étaient pas encore nés, 1 359 698
avaient moins de dix ans; l'immense majorité de ceux qui avaient
alors cinquante ans et en auraient maintenant au minimum quatre-vingt-dix
– bien que ceux qui dépassent cet âge soient toujours
plus nombreux – sont décédés.
Au moins 30 p. 100 de ces compatriotes-là ne savaient pas
lire ni écrire; peut-être 60 p. 100 n'avaient même
pas le certificat d'études. Il n'existait que quelques dizaines
d'écoles techniques, de lycées, pas tous à la portée
du peuple, et d'écoles normales, trois universités publiques
et une privée. Des professeurs et des instituteurs, 22 000. Dans
de telles conditions, combien d'adultes pouvaient-ils avoir un niveau
scolaire au-delà du primaire ? Guère plus de 5 p. 100,
soit en gros 250 000 personnes.
Je me souviens de certains chiffres.
Nous comptons aujourd'hui plus de 250 000 enseignants actifs,
de bien meilleur niveau; 64 000 médecins; 600 000 diplômés
universitaires. Il n'existe pas d'analphabète, et il est rarissime
que quelqu'un n'ait pas conclu les études primaires. L'enseignement
est obligatoire jusqu'à la fin du premier cycle du second degré;
tous ceux qui l'atteignent sans exception peuvent poursuivre gratuitement
le deuxième cycle. Il est inutile de recourir à des données
absolument précises et exactes. Il est des faits que personne
n'ose nier : nous somes aujourd'hui, et nous en sommes fier, le pays
possédant le meilleur taux d'éducateurs, de médecins
et de professeurs d'éducation physique et de sport par habitant
au monde, ainsi que le taux de mortalité infantile et maternelle
le plus bas de tous les pays du tiers monde.
Je ne me propose pourtant pas de parler de ces avancées
sociales et de bien d'autres. Il est des choses bien plus importantes
que cela. Ce qui est absolument vrai, c'est qu'il n'existe aucune commune
mesure entre le peuple d'hier et celui d'aujourd'hui.
Le peuple d'hier, analphabète et semi-analphabète,
sans même un minimum de vraie culture politique, a pourtant été
capable de faire la révolution, de défendre la patrie,
d'atteindre ensuite une conscience politique extraordinaire et de s'engager
dans un processus politique qui n'a pas de parallèle dans ce
continent-ci et dans le monde. Je ne le dis pas imbu d'un esprit chauviniste
ridicule ou avec la prétention ridicule de croire que nous sommes
meilleurs que d'autres; je le dis parce que la Révolution qui
a vu le jour ce 1er janvier-là, le hasard ou le destin a voulu
qu'elle ait été soumise à plus rude épreuve
qu'aucune autre révolution au monde.
Notre peuple héroïque d'hier et d'aujourd'hui, notre
peuple pérenne, a, avec la participation de trois générations
déjà, résisté à quarante ans d'agressions,
de blocus, de guerre économique, politique et idéologique
de la part de la puissance impérialiste la plus forte et la plus
riche qui ait jamais existé dans les annales de l'histoire. Et
elle a écrit sa page la plus extraordinaire de gloire et de fermeté
patriotiques et révolutionnaires en ces années-ci de période
spéciale, alors que nous sommes restés absolument seuls
en plein Occident, à cent cinquante kilomètres des Etats-Unis,
et que nous avons décidé d'aller de l'avant.
Notre peuple n'est pas meilleur que d'autres; son immense grandeur
découle d'une singularité : avoir été soumis
à cette épreuve et avoir été capable d'y
résister. Il ne s'agit pas d'un grand peuple en soi, mais d'un
peuple agrandi par lui-même, et sa capacité à le
faire naît de la grandeur des idées et de la justesse des
causes qu'il défend. Il n'en existe pas d'autres égales,
et il n'en a jamais existé. Il ne s'agit pas aujourd'hui de défendre
égoïstement une cause nationale, car une cause exclusivement
nationale en notre monde actuel ne peut être grande en soi. Notre
monde, du fait même de son développement et de son évolution
historique, se mondialise à toute allure, d'une façon
inéluctable et irréversible. Sans laisser de côté
pour autant les identités nationales et culturelles, voire les
intérêts légitimes des peuples de chaque pays, aucune
cause n'est plus importante que les causes mondiales, autrement dit
que la cause de l'humanité elle-même.
Ce n'est pas non plus notre faute ou notre mérite que la
lutte engagée le 1er janvier doive se convertir inexorablement,
pour le peuple d'aujourd'hui et de demain, en une lutte qu'il faudra
livrer aux côtés de tous les autres peuples dans l'intérêt
de l'humanité toute entière. Aucun peuple, aussi grand
et aussi riche qu'il soit – à plus forte raison un pays
petit ou moyen – ne peut à lui seul et par lui-même
résoudre ses problèmes. Seul quelqu'un aux vues bornées,
atteint de myopie ou de cécité politique, ou totalement
insensible au sort de l'humanité, pourrait nier cette réalité.
Mais les solutions que requiert l'humanité ne viendront
pas non plus de la bonne volonté de ceux qui veulent devenir
aujourd'hui les maîtres du monde et qui l'exploitent, même
s'ils ne peuvent rêver ou concevoir autre chose que la pérennité
de ce qui constitue un ciel pour eux, mais un enfer pour le reste de
l'humanité, un enfer réel et sans échappatoire.
L'ordre économique qui prévaut aujourd'hui sur notre
planète s'effondrera inexorablement. Jusqu'à un écolier
qui saurait assez bien additionner, soustraire, multiplier et diviser
pour réussir son examen d'arithmétique pourrait le comprendre.
Beaucoup ont une réaction d'infantilisme : taxer de sceptiques
ceux qui parlent de ces thèmes-ci. Certains rêvent même
d'établir des colonies sur la Lune ou sur Mars. Je ne les critique
pas de rêver. S'ils y parviennent, ce serait peut-être le
refuge idéal pour certains si on ne met pas un frein à
l'agression brutale dont la planète que nous habitons est de
plus en plus victime.
Le système actuel est insoutenable, parce qu'il repose
sur des lois aveugles, chaotiques, qui ruinent et détruisent
la société et la nature.
Les théoriciens de la mondialisation néolibérale,
ses meilleurs universitaires, les tenants les plus farouches du système,
se montrent maintenant incertains, hésitants, contradictoires.
Ils ne peuvent répondre à des milliers de points d'interrogation.
C'est une hypocrisie d'affirmer que la liberté de l'homme et
la liberté de marché absolue sont des concepts inséparables,
comme si les lois de celui-ci, qui ont engendré les systèmes
sociaux les plus égoïstes, les plus inégaux et les
plus impitoyables que l'humanité ait jamais connus, étaient
compatibles avec la liberté de l'être humain que ce système
convertit en simple marchandise.
Il serait bien plus exact de dire que sans égalité
ni fraternité, ces thèmes sacro-saints de la révolution
bourgeoise, on ne pourra jamais parler de liberté, et que l'égalité
et la fraternité sont absolument incompatibles avec les lois
du marché.
Les dizaines de millions d'enfants contraints de travailler dans
le monde, de se prostituer, de fournir des organes, de vendre des drogues
pour survivre; les centaines de millions de personnes sans emploi; la
pauvreté critique; le trafic de drogues, d'immigrants, d'organes
humains; le colonialisme, hier, et ses séquelles dramatiques
d'aujourd'hui, le sous-développement, et tout ce que notre monde
compte de calamités sociales, ont pris leur source dans des systèmes
qui se fondaient sur des lois de ce genre. On ne saurait oublier que
la lutte pour des marchés a provoqué en ce siècle-ci
deux épouvantables boucheries, deux guerres mondiales.
On ne saurait ignorer non plus, me rétorquera-t-on, que
les principes du marché font partie intégrante du devenir
historique de l'humanité. Soit, mais tout homme rationnel a le
droit de refuser la prétendue pérennité de ces
principes de nature sociale comme base du développement ultérieur
de l'espèce humaine.
Les défenseurs les plus fanatiques du marché, de
vrais croyants, ont fini par le convertir en une nouvelle religion.
Et surgit ainsi la théologie du marché. Ses tenants, plutôt
que des scientifiques, sont des théologiens : il s'agit pour
eux d'une question de foi. Par respect pour les vraies religions pratiquées
honnêtement par des milliards de personnes dans le monde et pour
les vrais théologiens, je dirai tout simplement que la théologie
du marché est sectaire, fondamentaliste et anti-oecuménique.
Mais l'ordre mondial actuel est insoutenable pour bien d'autres
raisons. Un biotechnicien dirait que sa carte génétique
contient de nombreux gènes qui le conduisent à sa propre
destruction.
On voit apparaître de nouveaux phénomènes,
des phénomènes insoupçonnés qui échappent
à tout contrôle de gouvernements et d'institutions financières
internationales. Il ne s'agit plus seulement de la création artificielle
de richesses fabuleuses n'ayant pas le moindre rapport avec l'économie
réelle. Tel est le cas des centaines de nouveaux multimillionnaires
qui ont surgi ces dernières années à mesure que
se sont multipliés les cours des actions boursières nord-américaines,
à l'instar d'une baudruche gigantesque qui s'enfle à des
extrêmes absurdes et qui risque d'éclater un jour ou l'autre,
ce qui serait grave. Cela s'était déjà passé
en 1929, provoquant une profonde dépression qui avait duré
une décennie.
En août dernier, la simple crise financière de la
Russie, qui ne représente pourtant que 2 p. 100 du Produit intérieur
brut du monde, a fait descendre le Dow Jones, l'index-amiral de la bourse
de New York, de 512 points en un jour. La panique s'est répandue,
menaçant de provoquer un Sud-Est asiatique en Amérique
latine et, donc, un grand risque pour l'économie nord-américaine.
Et l'on a eu du mal à freiner la catastrophe à ce jour.
La moitié des Nord-Américains ont placé leur épargne
et leurs pensions dans ces actions boursières; ils n'étaient
que 5 p. 100 au moment de la crise de 1929, et les suicides ont pourtant
été nombreux.
Dans notre monde mondialisé, ce qui se passe quelque part
se répercute aussitôt dans le reste de la planète.
Et le monde vient d'avoir très peur. Les pays les plus riches
du monde, convoqués par les Etats-Unis, ont joint leurs ressources
pour circonscrire ou atténuer l'incendie. On veut toutefois maintenir
la Russie au bord de l'abîme et on exige du Brésil des
conditions injustement dures. Le Fonds monétaire international
ne s'écarte pas d'un iota de ses principes fondamentalistes,
tandis que la Banque mondiale s'insurge et dénonce.
Tout le monde parle d'une crise financière internationale.
Les seuls à ne pas être au courant, ce sont les citoyens
nord-américains, qui ont dépensé plus que jamais
et dont les épargnes sont à plat. Peu importe, puisque
leurs transnationales investissent l'argent des autres. Peu importe
aussi le déficit commercial croissant du pays, qui atteint d'ores
et déjà 240 milliards de dollars. Ce sont là des
privilèges de l'empire qui bat la monnaie de réserve du
monde. Et, en cas de crise, c'est dans ses bons du trésor que
se réfugient en masse les spéculateurs. Et comme le marché
interne est de taille et qu'on dépense plus, l'économie
reste en bonne forme, apparemment, bien que les profits des sociétés
se soient réduits. Mégafusions, euphorie, et les cours
des actions de repartir à la hausse, et tout le monde de rejouer
de nouveau à la roulette russe. Tout sera éternellement
bien. Les théoriciens du système ont découvert
la pierre philosophale. Toutes les issues sont bouchées pour
empêcher l'entrée de revenants qui les empêcheraient
de dormir. La quadrature du cercle n'est plus un impossible. Il n'y
aura jamais de crise.
Mais la baudruche qui enfle serait-elle par hasard la seule menace
et le seul jeu spéculatif ? Il est un autre phénomène
qui prend de jour en jour des dimensions fabuleuses et incontrôlables
: les opérations spéculatives contre les monnaies. Qui
se montent au bas mot à un billion de dollars par jour. Voire
à un billion et demi, selon certains. Voilà à peine
quatorze ans, elles ne se chiffraient qu'à 150 milliards par
an. Peut-être y a-t-il confusion dans les chiffres. On a de la
peine à les exprimer, à plus forte raison à les
traduire de l'anglais à l'espagnol et au français. Ce
qu'on appelle billón en espagnol et billion en français,
autrement dit un million de millions, se dit trillion en américain,
tandis que le billion américain veut dire un milliard. On vient
d'introduire en espagnol le millardo, qui veut dire un milliard, exactement
comme le milliard anglais. Ces difficultés de langage disent
bien à quel point il est malaisé de suivre et de comprendre
les chiffres qui reflètent la spéculation fabuleuse en
marche dans l'ordre économique mondial. Et ceci, l'immense majorité
des peuples du monde risque constamment de le payer de leur ruine. Au
premier instant d'inattention, les spéculateurs montent à
l'assaut de n'importe quelle monnaie et liquident en quelques jours
les réserves en devises accumulées pendant, allez savoir,
des dizaines d'années. L'ordre mondial a jeté les conditions
propices à cela. Absolument personne n'est à l'abri ni
ne peut l'être. Les loups, groupés en meutes et soutenus
par des logiciels, savent où attaquer, quand attaquer et pourquoi
attaquer.
Un prix Nobel d'économie a proposé voilà
quatorze ans, alors que ces spéculations étaient deux
mille fois inférieures, de lever un impôt de 1 p. 100 sur
chaque opération spéculative de ce genre. Ce pourcentage
suffirait aujourd'hui à développer tous les pays du tiers
monde. Ce serait là une forme de réguler et de freiner
une spéculation aussi nocive. Oui, mais réguler ! Vous
vous heurtez à la plus pure doctrine fondamentaliste. Il est
des mots que vous ne pouvez prononcer dans le temple des fanatiques
de l'ordre mondial qu'ils imposent. Ainsi : régulation, société
publique, programme de développement économique, toute
forme de planification, même la plus minime, participation ou
influence de l'Etat en matière économique... tout ceci
trouble le rêve idyllique et paradisiaque du libre marché
et de l'entreprise privée. Il faut tout déréglementer,
même le marché de la force de travail. Il faut réduire
au minimum indispensable l'aide au chômage pour ne pas maintenir
des «fainéants» et des «parasites». Il
faut restructurer et privatiser le système de pensions. L'Etat
ne doit s'occuper que de la police et de l'armée pour garantir
l'ordre, réprimer les protestations et faire la guerre. Il n'est
pas même admissible qu'il participe en quoi que ce soit aux politiques
monétaires de la banque centrale, qui doit être absolument
indépendante. Louis XIV souffrirait beaucoup de nos jours, assurément,
avec son «L'Etat, c'est moi», parce qu'il lui faudrait ajouter
: «Oui, mais je ne suis absolument rien» !
En sus de cette spéculation étonnante avec les monnaies,
on voit croître de façon incroyable et accélérée
ce qu'on appelle les fonds de couverture et le marché des dérivés,
une autre expression relativement nouvelle. Je ne tenterai pas de vous
l'expliquer. C'est compliqué. Cela prend du temps. Je me bornerai
à vous dire qu'il s'agit d'un système qui vient s'ajouter
aux jeux spéculatifs, un autre casino énorme où
l'on mise sur tout et de tout, en se basant sur des calculs de risques
sophistiqués réalisés à l'aide d'ordinateurs,
de programmateurs de haut niveau et de sommités économiques,
et les gens qui misent exploitent l'insécurité, emploient
l'argent que les épargnants placent dans les banques, ne se heurtent
à pratiquement aucune restriction, obtiennent des profits énormes
et peuvent provoquer des catastrophes.
Que l'ordre économique actuel soit insoutenable, nous en
avons la preuve dans la vulnérabilité et la fragilité
mêmes du système, qui a converti la planète en un
casino gigantesque, des millions de citoyens et, parfois, des sociétés
entières en parieurs, dénaturant la fonction de l'argent
et des investissements, car ce que ces gens-là cherchent à
tout prix, ce n'est pas à augmenter la production ou les richesses
du monde, mais tout simplement à gagner de l'argent par de l'argent.
Cette déformation conduira inévitablement l'économie
mondiale au désastre.
Un fait, survenu aux Etats-Unis, vient de susciter le scandale
et une préoccupation profonde. L'un de ces fonds de couverture
dont j'ai parlé et dont j'ai tenté d'expliquer l'essence,
justement le plus fameux des Etats-Unis, dont le nom, traduit en français,
signifie Gestion de capitaux à long terme, et qui compte parmi
son personnel deux prix Nobel d'économie et plusieurs des meilleurs
programmateurs du monde, et qui fait des bénéfices annuels
supérieurs à 30 p. 100, a failli capoter, et les conséquences
de cette banqueroute auraient été, semble-t-il, incalculables.
Se basant sur le prestige déjà acquis, faisant aveuglement
confiance à l'infaillibilité de ses fameux programmateurs
et de ses Prix Nobel d'économie, ce fonds, qui ne diposait que
de 4,5 milliards de dollars, a mobilisé les fonds des soixante-quinze
banques différentes pour un total de 120 milliards afin de pouvoir
spéculer, obtenant ainsi plus de vingt-cinq dollars de prêt
par dollar de son propre fonds. Cette procédure contrevenait
à tous les paramètres et à toutes les pratiques
censément financières. Or, les calculs et les programmes
s'étaient trompés. Les pertes ont été considérables;
la banqueroute, un mot dramatique dans ces milieux-là, était
inévitable. Ce n'était plus qu'une question de jours.
La réserve fédérale des Etats-Unis a alors volé
au secours du fonds de couverture, ce qui est contraire à tout
ce que prêchent les Etats-Unis et à ce que soutient la
philosophie néolibérale, compte tenu de la conduite irresponsable
d'une institution de ce genre. Selon les principes établis, le
fonds en question devait aller à la ruine, la loi du marché
devait lui donner une leçon en imposant les corrections pertinentes.
Ç'a été le scandale. Le Sénat a fait comparaître
Greenspan, le directeur de la Réserve fédérale,
qui a dû déclarer. Ce haut fonctionnaire, formé
dans le sérail de Wall Street, est considéré comme
l'un des responsables les plus experts et les plus éminents de
l'économie nord-américaine, on lui attribue le mérite
principal dans les succès économiques de l'administration
Clinton, et il est en train de recevoir l'hommage spécial des
milieux financiers et de la presse comme l'homme qui a freiné
la crise boursière aux USA en baissant trois fois d'affilée
le taux d'intérêt. On le considère le personnage
le plus important du pays, après le président. Eh bien,
ce fameux directeur, ce directeur reconnu a déclaré au
Sénat que, s'il n'avait pas sauvé le fonds, il serait
produit une catastrophe économique qui aurait touché les
Etats-Unis et le monde entier.
Quelle est donc la solidité d'un ordre économique
au sein duquel l'action, qualifiée d'aventuriste et d'irresponsable,
d'une institution spéculative qui ne possédait que 4,5
milliards de dollars peut conduire les Etats-Unis et le monde à
un désastre économique ?
Quand on constate cette fragilité et cette déficience
immunologique du système, on peut diagnostiquer un mal très
semblable au sida.
Je n'utiliserai pas d'autres arguments pour l'instant. L'économie
mondiale connaît bien d'autres problèmes. L'ordre en place
se débat au milieu de l'inflation, de la récession, de
la déflation, des crises de suproduction éventuelles,
des baisses soutenues des cours des produits de base. Un pays aussi
immensément riche que l'Arabie saoudite enregistre d'ores et
déjà des déficits budgétaires et commerciaux,
bien qu'elle exporte huit millions de barils de pétrole par jour.
Les pronostics de croissance optimistes s'envolent en fumée.
Personne n'a la moindre idée de la façon dont on réglera
les problèmes des pays du tiers monde. Sur quels biens d'équipement,
sur quelles technologies, sur quels réseaux de distribution,
sur quels crédits à l'exportation peuvent-il faire fond
pour chercher des marchés, concurrencer et exporter ? Où
sont les consommateurs de leurs produits ? Comment cherchera-t-on des
ressources pour la santé en Afrique, où vingt-deux milions
de personnes atteintes du sida exigeraient, aux prix actuels, deux cent
milliards de dollars par an rien que pour contrôler cette maladie
? Combien mourront avant que n'apparaisse un vaccin protecteur ou un
médicament qui permette de l'éradiquer ?
Le monde a besoin d'un peu de direction pour faire face à
ces réalités-là. Nous sommes déjà
six miliards sur cette planète. Et nous serons, presque à
coup sûr, neuf milliards et demi dans cinquante ans. Garantir
des aliments, la santé, l'éducation, un emploi, des chaussures,
des vêtements, un toit, de l'eau potable, l'électricité
et des transports à une quantité aussi extraordinaire
de personnes qui vivront précisément dans les pays les
plus pauvres, sera un défi colossal. Il faudra définir
d'abord des modèles de consommation. On ne saurait continuer
d'imposer les goûts et les modes de vie des sociétés
industrielles, fondées sur le gaspillage, car ce serait, non
seulement suicidaire, mais tout bonnement impossible.
Il faut programmer le développement du monde. On ne saurait
laisser cette tâche au libre-arbitre des transnationales et aux
lois aveugles et chaotiques du marché. L'Organisation des Nations
unies constitue un bon point de départ, car elle réunit
une grande quantité d'informations et d'expériences, mais
il faut tout simplement se battre pour la démocratiser, pour
mettre fin à la dictature du Conseil de sécurité
et à la dictature au sein même de celui-ci, ne serait-ce
qu'en y admettant de nouveaux membres permanents qui, outre une représentation
adéquate du tiers monde, disposeraient de toutes les prérogatives
dont jouissent les membres permanents actuels, et en modifiant les règles
relatives à la prise de décision. Il faut de plus élargir
les fonctions et renforcer l'autorité de l'Assemblée générale.
Plût au ciel que ce ne soit pas par des crises économiques
catastrophiques qu'apparaissent des solutions ! Les plus touchés
seraient des milliards de personnes du tiers monde. Une connaissance
élémentaire des réalités technologiques
et du pouvoir destructeur des armes modernes nous contraint de penser
qu'il est de notre devoir d'empêcher que les conflits d'intérêt
qui éclateront inévitablement ne conduisent à des
guerres sanglantes.
L'existence d'une seule superpuissance, une mondialisation économique
asphyxiante rendraient difficile, voire impossible, la survie d'une
révolution comme la nôtre, si jamais elle avait triomphé
aujourd'hui et non quand elle pouvait compter sur un point d'appui dans
un monde alors bipolaire. Heureusement, notre pays a eu le temps de
se doter d'une capacité de résistance extraordinaire et
de répandre en même temps dans l'arène internationale
la forte influence de son exemple et de son héroïsme, ce
qui lui permet de livrer de toutes les tribunes une grande bataille
d'idées.
Les peuples se battront, les masses joueront un rôle important
et décisif dans ces batailles qui ne seront, en fin de compte,
que leur réponse à la pauvreté et aux souffrances
qu'on leur a imposées, et l'on verra surgir des milliers de formes
de pression et d'action politiques créatrices et ingénieuses.
De nombreux gouvernements seront déstabilisés par des
crises économiques et par la carence d'issues au sein du système
économique international en place.
Nous vivons une étape où les événements
vont plus vite que la conscience des réalités dont nous
souffrons. Il faut semer des idées, démasquer les leurres,
les sophismes et les hypocrisies, en utilisant des méthodes et
des moyens à même de contrecarrer la désinformation
et les mensonges institutionnels. L'expérience de quarante ans
de calomnies déversées sur Cuba comme des pluies torrentielles
nous a appris à faire confiance dans l'instinct et dans l'intelligence
des peuples.
Les pays européens ont donné au monde un bon exemple
de ce que peuvent l'exercice de la raison et l'emploi de l'intelligence.
Après avoir guerroyé entre eux pendant des siècles,
ils ont fini par comprendre que, bien que pays industriels et riches,
ils ne pouvaient survivre isolément. Soros, un fameux personnage
du monde financier, et son groupe ont, à la suite d'un assaut
spéculatif, fait trembler la Grande-Bretagne, autrefois maîtresse
d'un grand empire, reine incontestée des finances et détentrice
de la monnaie de réserve – un rôle que jouent maintenant
le dollar et les USA.
Le franc, la peseta, la lire ont aussi souffert des assauts de
la spéculation. Le dollar et l'euro se surveillent mutuellement.
Un adversaire plein de perspectives vient de surgir face à la
monnie nord-américaine et à ses privilèges. Les
Etats-Unis misent anxieusement sur ses difficultés et son échec.
Suivons de près les événements.
Certains, en proie à l'angoisse, à l'incertitude
et au doute, cherchent des solutions de substitution éclectiques.
Or, face à une mondialisation néolibérale, déshumanisée,
moralement et socialement indéfendable, écologiquement
et économiquement intenable, le monde n'a pas d'autre choix qu'une
distribution juste des richesses que les êtres humains créent
de leurs mains laborieuses et de leur intelligence féconde. Faisons
cesser la tyrannie d'un ordre qui impose des principes aveugles, anarchiques
et chaotiques, conduisant l'espèce humaine à l'abîme.
Sauvons la nature. Préservons les identités nationales.
Protégeons les cultures de chaque pays. Faisons régner
l'égalité, la fraternité et, partant, la vraie
liberté. Les clivages insondables entre riches et pauvres au
sein de chaque nation et entre les pays ne peuvent continuer de se creuser;
ils doivent au contraire diminuer progressivement pour disparaître
un jour. Que ce soit le mérite, la capacité, l'esprit
créateur et la contribution réelle au bien-être
de l'humanité, et non le vol, la spéculation ou l'exploitaiton
des plus faibles, qui fixent les bornes de ces clivages. Que l'on pratique
vraiment l'humanisme, dans les faits, et non dans des slogans hypocrites.
Chers compatriotes,
Le peuple qui livre la lutte héroïque de la période
spéciale pour sauver la patrie, la Révolution et les conquêtes
du socialisme avance irrésistiblement vers ses objectifs, de
même que les combattants de Camilo et de Che progressaient de
la Sierra Maestra vers l'Escambray. Comme l'a dit Mella, toute époque
future doit être meilleure. Constatons-le dans les objectifs que
nous nous sommes fixé pour 1999. Consolidons, approfondissons,
travaillons, luttons, combattons avec l'esprit dont ont fait preuve
nos combattants héroïques à l'Uvero, au cours des
journées glorieuses de la grande offensive ennemie, au cours
des batailles et dans les faits que j'ai rappelés ce soir. Nous
nous sommes remis du revers d'Alegría de Pío, nous sommes
passés par Cinco Palmas, nous avons réuni des forces,
nous sommes dorénavant capables de vaincre, tout comme trois
cents en ont vaincu dix mille. Nous sommes bien plus forts, nous sommes
sûrs désormais de la victoire (applaudissements).
Je peux assurer à tous les compatriotes, surtout aux jeunes,
que les quarante prochaines années seront décisives pour
le monde. Des tâches incommensurablement plus complexes et plus
difficiles les attendent. De nouveaux objectifs glorieux leur font face,
l'immense honneur d'être des révolutionnaires cubains l'exige
d'eux. Nous lutterons pour notre peuple et pour l'humanité. Et
notre voix peut porter et portera très loin.
La bataille d'aujourd'hui est dure et difficile. La guerre idéologique,
tout comme les conflits militaires, cause des pertes. Les époques
dures et les conditions difficiles, tout le monde n'a pas la trempe
nécessaire pour y résister.
Je vous rappelais ce soir qu'en pleine guerre, seul un jeune révolutionnaire
entré à l'école sur dix supportait les bombardements
et les privations. Mais celui-là valait pour dix, pour cent,
pour mille. Conscientiser toujours plus profond, tremper le caractère,
éduquer à la dure école de la vie contemporaine,
semer des idées solides, employer des arguments irréfutables,
prêcher d'exemple et faire confiance en l'honneur de l'homme,
voilà ce qui peut faire que neuf sur dix restent à leur
poste de combat, aux côtés du drapeau, aux côtés
de la Révolution, aux côtés de la patrie (applaudissements).
Le socialisme ou la mort !
La patrie ou la mort !
Nous vaincrons ! (Ovation.)