Lettre
ouverte de Jacques-François Bonaldi à Serge Raffy, auteur
du "livre" CASTRO L'INFIDELE
La Havane,
le dimanche 8 février 2004
In-estimable
Serge Raffy
Par honnêteté
intellectuelle élémentaire (un concept dont vous semblez
ignorer l'existence et l'essence), j'ai attendu d'avoir votre livre
entre
les mains pour vous adresser ces réflexions qui me démangeaient
la plume
depuis que j'avais lu votre quatrième de couverture et quelques
bonnes
feuilles dans Le Point.
Et je suis
là, devant votre « machin » sans trop savoir comment
l'aborder.
Je tourne autour, le flaire en risquant le haut-le-cour (il ne sent
pas bon,
assurément), le palpe, le toise, mais il refuse de me livrer
son secret et
de répondre à ma question : qui es-tu ? Alors, peut-être
pourrez-vous
éclairer ma lanterne : biographie, essai, roman, science-fiction,
ouvrage de
défoulement, biographie romancée, roman biographique,
feuilleton ? L'
amalgame des genres est au fond tout à fait en accord avec l'amalgame
tout
court auquel vous recourez tout au long de ces 672 pages.
Sur ce
point, je dois d'ailleurs vous tirer mon chapeau. Votre Castro l'
infidèle a été publié en septembre 2003.
Or, quand nous nous sommes
rencontrés en février 2001 - oui, faut-il vous rappeler
que vous êtes venu
chez moi à La Havane et que je vous ai reçu toute une
après-midi ? - vous ne
m'aviez guère impressionné par vos connaissances de Cuba,
de son histoire,
de sa culture, de sa Révolution : elles étaient bien légères
à l'époque. Et
voilà donc qu'à peine deux ans et demi après, vous
nous « commettez »
(jamais cette curieuse expression typique des milieux universitaires
et de
chercheurs selon laquelle on écrirait un livre comme on commet
un crime ou
un péché n'a été mieux à sa place)
un gros pavé lourdement indigeste sur la
quatrième de couverture duquel vous nous annoncez (puisque ce
sont
généralement les auteurs qui les rédigent, comme
on le sait) des tas de «
révélations » sur des tas de choses, vous nous expliquez
« enfin » la mort
du Che, vous nous parlez sans ciller « de longues années
d'enquête », de «
centaines d'entretiens ». Bref, à vous croire, votre livre
est la Summa
Castrensis définitive. Et vous-même, un stakhanoviste de
la recherche.
Mais si
vous ne m'aviez pas époustouflé par vos connaissances
de Cuba, vous
m'aviez fait en revanche l'impression d'un type honnête, désireux
d'écrire
une biographie sérieuse de Fidel Castro. Vous étiez d'ailleurs
en train d'en
attendre une interview que vous appeliez de vos voux et qui vous faisiez
briller les yeux, même si maintenant vous tentez de cacher votre
déconvenue
en feignant de vous réjouir de n'avoir pas rencontré votre
« biographé ».
Soit je suis vraiment quelqu'un de très naïf, soit vous
avez bien caché
votre jeu. Car, bien entendu, si vous aviez tenu devant moi les propos
que
vous tenez dans votre « machin », je vous aurais mis à
la porte au bout de
dix minutes sans perdre plus de temps avec vous. En tout cas, nous étions
convenus de rester en contact par courriel et je m'étais engagé
à vous aider
dans la mesure de mes moyens. En fait, je n'ai plus rien su de vous
et je
croyais même que vous aviez renoncé à votre projet.
Je comprends maintenant
les raisons de votre silence : nous ne nageons pas d'évidence
dans les mêmes
eaux.
Donc, à
défaut d'honnêteté, vous avez de la plume, ça
c'est sûr, parce que
pondre un pavé pareil (même si votre ami l'éditeur
vous a fait une fleur en
le publiant en grosse police et à double interligne pour faire
plus
impressionnant) en deux ans et demi n'est pas à la portée
du premier venu.
Même si vous donnez des signes d'épuisement visibles sur
la fin.
Ce qui
saute aux yeux, en effet, c'est le déséquilibre structurel
de votre
« machin » : vous consacrez 270 pages à Fidel jusqu'à
la victoire de la
Révolution, et vous le suivez d'assez près (je ne parle
pas d'une «
analyse » fouillée, tant s'en faut, vous le faites sur
le ton de commérage
anecdotique qui caractérise tout votre ouvrage) ; vous nous expédiez
en à
peine cent quarante pages les trois premières années si
riches de la
Révolution, d'autant que vous consacrez plusieurs pages à
Marita Lorenz et
trois chapitres entiers à l'épisode relativement mineur
d'octobre 1959 (nous
voilà arrivés p. 410). A partir de là, la crise
des Missiles est expédiée en
à peine quinze pages (alors que des tas de documents ont été
pourtant
déclassifiés ces dernières années) ; l'assassinat
de Kennedy vous retient
pendant vingt-six pages ; la guérilla en Bolivie et le drame
du Che ont
droit à vingt pages. et nous voilà arrivés en 1967
et à la page 473. A
compter de là, votre plume est prise de court, vous avez du mal
à tenir la
distance, et vos cent quatre-vingts dernières pages sont faites
de
raccourcis et de bonds de kangourou encore plus désordonnés
qu'avant : le
chapitre 35 est curieusement consacré à Alina et au Chili
d'Allende et nous
atterrissons donc en 1973 ; le chapitre 36 embrasse pêle-mêle
l' « affaire
Padilla », Virgilio Piñera, Reinaldo Arenas, Carter, et
nous voilà arrivés
en 1980, p. 500 ; après, bien entendu, l'affaire Ochoa, de 1989,
nous
conduit jusqu'à la page 554 ; enfin, en à peine quatre-vingts
pages, nous
faisons du survol jusqu'au 14 juillet 2003 où se conclut l'ouvrage.
Vous
avouerez que c'est un peu court pour la biographie d'un homme qui avait
alors soixante-dix-sept ans et qui a rempli son siècle !
Comme quoi,
votre Summa Castrensis n'est faite que de picorements d'
anecdotes, de butinages de faits sans que jamais le moindre fil conducteur
ne guide le lecteur. Celui-ci doit accepter comme argent comptant tout
ce
que vous lui dites, puisque aucune note de bas de page, aucune référence
bibliographique, aucun document - on le comprend puisqu'un ouvrage de
fiction n'admet pas ce genre de gloses - ne vient étayer vos
dires.
Devenir
un expert « cubanologue » en deux ou trois ans est une gageure
évidemment impossible à tenir, d'où, Serge Raffy,
la médiocrité de votre
ouvrage dont la lacune fondamentale découle du fait que vous
ne savez pas
grand-chose du thème dont vous traitez : je veux dire par là
que votre
méconnaissance des quarante-cinq ans de Révolution et
de l'histoire cubaine
tout court vous oblige à traiter la vie de Fidel Castro comme
si celui-ci n'
avait rien à voir avec, comme si l'une et l'autre étaient
réciproquement des
épiphénomènes ou encore des galaxies tournant en
orbite séparée. Alors, du
coup, faute du bagage de connaissances, des capacités et des
moyens d'
analyse requis, vous examinez l'histoire par le petit bout de la lorgnette
et vous aveuglez sur des minuties. Et sur votre propre haine.
Car ce
qui frappe en tout premier lieu, c'est justement le ton de votre
ouvrage. Il suinte la détestation par tous les caractères
de la page, et c'
est bien là le seul vrai fil conducteur ! Pour sûr, il
n'y a guère d'
empathie entre biographeur et biographé. Alors, on se dit : où
donc ai-je
déjà vu ce ton-là ? On réfléchit
deux secondes, on se frappe le front et on
se répond : mais à Miami, pardi ! Il suffit en effet de
consulter votre fort
médiocre bibliographie (l'étude de livres sérieux
et documentés n'est
évidemment pas votre tasse de thé) et la page de vos «
remerciements » pour
s'en convaincre : vous n'avez choisi de prêter l'oreille qu'à
ceux qui ont
de bonnes ou de mauvaises raisons de clouer la Révolution cubaine
et Fidel
au pilori. Dans la bibliographie, 90 p. 100 des ouvrages au bas mot
sont des
écrits contre-révolutionnaires (au sens littéral
de : contre la révolution).
À propos, je me demande bien ce que je viens faire, moi, dans
cette galère !
Vous auriez pu au moins m'éviter le déshonneur de côtoyer
Juan Arcocha,
Reinaldo Arenas, Guillermo Cabrera Infante, Teresa Casuso, Luis Conte
Agüero, Daniel James, Theodore Draper, Jules Dubois, Jorge Edwards,
Fogel et
Rosenthal, Carlos Franqui, Martha Fraydé, Norberto Fuentes, Carlos
Alberto
Montaner, Juan Vivés, etc., j'en passe et des meilleurs. Je ne
sais pas trop
ce que mon livre - qui est exactement l'envers du vôtre - a pu
vous
apprendre : il a dû vous tomber des mains. J'eusse aussi mieux
aimé que vous
n'écorchassiez point mon nom : il ne brille pas comme le vôtre
au fronton de
la gloire, mais j'y tiens tout de même.
Question
bibliographie, soit dit en passant, je suis étonné de
la minceur de
vos références directes de Fidel Castro : ses ouvres (in)complètes
doivent
occuper plusieurs dizaines de mètres d'étagères,
et vous ne citez pourtant
que quelques textes dont certains très mineurs et dont le plus
récent est de
1986 ! J'aurais parié que le premier devoir d'un biographeur
était de
connaître par le dedans son biographé, et quoi de mieux
que de lire là où il
exprime sa pensée. Tenez, si vous aviez fait appel à moi,
j'aurais pu vous
piloter dans les discours de Fidel : voilà maintenant trente-deux
ans que je
le traduis (s'il en existait un de cette nature, je décrocherais
assurément
le record Guinness du « plus long traducteur » de Fidel
Castro !) et je
crois connaître assez bien ce qu'il pense, et sur la durée...
Et je vous
assure que quand on y regarde d'un petit peu plus près que vous
ne l'avez
fait, on y trouve des analyses politiques et humaines assez étonnantes
de
prescience et d'intelligence. Mais pour ça il vous aurait fallu
perdre du
temps, ce qui n'était pas dans vos intentions.
Permettez-moi
par exemple de vous signaler - au cas où un étrange succès
de
scandale obligerait Claude Durand à vous faire un nouveau tirage
- que Le
monde économique et la crise sociale n'existe pas, que l'ouvrage
s'intitule
: La crise économique et sociale du monde. Ses retombées
dans les pays
sous-développés, ses sombres perspectives et la nécessité
de lutter si nous
voulons survivre, et que les « Editions du Conseil d'Etat »
n'existent pas
plus, sinon l'Office de publications du Conseil d'Etat. Je me demande
d'
ailleurs ce que vient faire cet ouvrage dans une bibliographie aussi
étriquée que la vôtre, car, s'il fallait choisir
un texte représentatif
concernant la Révolution cubaine et Fidel Castro, celui-ci ne
serait certes
pas le meilleur candidat : il s'agit en effet du « Rapport au
VIIe Sommet
des pays non alignés », rédigé par Fidel
lors de la passation de la
présidence du Mouvement à l'Inde en 1983. Sans doute cette
entrée n'est-elle
là que pour « faire sérieux ». En tout cas,
cet impair est symptomatique de
la « légèreté » avec laquelle vous
abordez Cuba. Que vous n'ayez même pas
consulté (à défaut d'étudier) des livres-interviews
aussi capitaux qu'Un
grain de maïs (entretien avec Tomás Borge, 1992, 267 p.)
où il parle pour la
première fois de Staline, ou Una Conversación en La Habana
(entretien avec
Alfredo Conde, 1989, 229 p.) où il évoque entre autres
son enfance et sa
famille, ou alors plus avant, With Fidel (entretien avec Frank Mankiewicz
et
Kirby Jones, de 1975, 246 p.), pour ne citer que ces trois-là,
confirme que
vous maîtrisez bien mal votre dossier.
Mais vous
reprocher de ne pas vous être beaucoup foulé pour connaître
les
écrits de Fidel Castro, c'est vous faire là une mauvaise
querelle. Peu vous
chaut, bien entendu, ce qu'il pense ou dit : l'important à vos
yeux,
apparemment, pour des raisons que vous seul et votre confesseur connaissez,
c'est de bâcler un ouvrage à partir de préjugés
grappillés chez les autres
dont vous acceptez les versions comme parole d'Evangile.
Parce que,
non content de vous repaître des ouvrages publiés à
Miami ou dans
l'optique Miami, vous avez censément interviewé des centaines
de personnes
et obtenu des « témoignages exclusifs ». De qui et
d'où ? Je vous le donne
en mille. Pour la plupart, de Miami encore. Et rebelote ! Et on ne peut
pas
dire d'ailleurs que le sens de la discrimination et de l'équilibre
soit
votre fort : le gros des personnages mentionnés dans vos «
remerciements »
est un compendium de la haine. On a même droit à José
Basulto, chef notoire
d'un groupe terroriste, à Lincoln Díaz-Balart, l'un des
législateurs
cubano-américains de la Floride les plus retors ; à Huber
Matos qui vous a
raconté à sa manière ce fameux octobre 1959 auquel
vous consacrez tant de
pages ; à plusieurs membres de la Fondation nationale cubano-américaine
qui
a commandité des attentats terroristes à Cuba ; à
Luis Zúniga, autre
terroriste, etc. C'est exactement comme si l'on écrivait une
histoire de la
Révolution française à partir des seuls textes
et témoignages des ci-devant
de Coblence !
Bref, vous
avez choisi votre camp : vous ne faites pas ouvre d'historien ni
même de chroniqueur, mais tout simplement de militant anticastriste
pur et
dur ! Au fond, et en fait, vous êtes anti-Castro comme on était
antijuif sur
les scènes de théâtre moyenâgeuses et élisabéthaines,
et il ne vous reste
plus qu'à affubler votre personnage du gros faux-nez crochu,
de la perruque
rouge brillante et du chapeau pointu pour que la ressemblance avec le
Barrabas de Christopher Marlowe dans Le Juif de Malte soit parfaite.
La
caricature est à l'identique. Quant à l'autre compendium,
celui des «
défauts » de Fidel, votre catalogue renvoie au néant
celui de Leporello dans
le Don Giovanni de Mozart !
Trop, c'est
trop, Serge Raffy. Nous ne sommes pas face à une étude
sérieuse
: nous nageons en plein grand-guignolesque, boulevard du Crime. L'
accumulation, page après page, de poncifs faits pour horrifier
le pauvre
lecteur naïf du parterre finit par lasser, et l'on se dit que personne
ne
peut être aussi « mauvais », aussi « ordure
», aussi « infâme », aussi «
salaud » que ce Fidel Castro dont vous nous brossez le portrait.
Votre
charge rhinocérontesque s'émousse d'elle-même et
votre animal s'effondre
sous son propre poids.
Ceci, pour
dire qu'il serait vain de reprendre un par un vos à-peu-près,
vos
interprétations sollicitées, vos affabulations délirantes
à partir de menus
détails, vos contre-vérité, vos mensonges tout
courts, vos inventions pures
et simples. Il y faudrait plusieurs volumes au moins aussi épais
que le
vôtre, et j'ai quand même des choses plus intéressantes
à faire que de
contredire votre ouvrage de - je ne trouve pas d'autre mot - «
parvenu »,
car on a l'impression que vous forcez constamment le trait dans l'ambition
de vous tailler votre place au soleil dans le monde de la pensée
unique et
du « politiquement correct ».
Je ne prendrai
qu'un seul exemple de votre délire d'interprétation
permanent, mais qui vaut pour tous les autres. Le premier chapitre intitulé
« Sale Juif ! » qui vous sert en quelque sorte de prolégomènes
au sens
littéral du terme, autrement un texte « contenant les notions
préliminaires
nécessaires à l'intelligence d'un livre ». À
partir de quelques aveux de
Fidel dans son fameux entretien avec Frei Betto, vous avez tout compris,
vous avez tout saisi de la personnalité de Fidel : tout l'homme
est là, in
nuce, dans ces quelques lignes. Alors, pour le lecteur naïf, je
reproduis ce
qu'a dit Fidel en mai 1985 : « En général, tout
le monde [dans le coin de
campagne où il est né] était baptisé. Celui
qui ne l'était pas, on l'
appelait "juif", je m'en souviens bien. Je ne comprenais pas
ce que ça
voulait dire - j'avais quatre ou cinq ans - je savais qu'un juif était
un
oiseau noir, très bruyant, et quand on disait : "c'est un
juif", je croyais
qu'on parlait de lui. Voilà mes premières notions [en
matière de religion] :
celui qui n'était pas baptisé était "juif".
» Et là, alors, monsieur Raffy,
vous partez dans une psychanalyse de bistrot tard dans la nuit qui a
dû vous
rappeler la belle époque où vous étiez rédacteur
en chef de la revue Elle :
c'est à peu près du même niveau. Je renvoie le lecteur
intéressé à vos
élucubrations des pages 11-12.
Au fond,
je ne devrai pas m'en prendre à ces deux pages, parce que c'est
bien le seul endroit de votre pavé où, contre votre gré,
sans même vous en
rendre compte, vous glissez un éloge de votre biographé
: en effet, prêter
une telle profondeur de pensée à un gamin de quatre-cinq
ans, c'est vraiment
le considérer comme un cerveau privilégié absolument
hors du commun ! Que
pense en effet Fidel ? « .il se mit à penser qu'il était
un peu responsable
de la mort de Jésus-Christ. Le gamin était plongé
dans une grande détresse.
Comment se faire pardonner pareil crime ? Quel châtiment allait
fondre sur
lui ? Quelle foudre divine s'abattrait bientôt sur lui ? Le soir,
en
rentrant chez ses tuteurs, il s'interrogeait : "Suis-je un monstre
?" Comme
nul ne lui apportait la moindre réponse, il décida de
devenir monstrueux.
refusa toute autorité. Il n'avait de comptes à rendre
à personne, puisque
seul le Très-Haut était à même de le juger.
Chaque jour que Dieu faisait, il
attendait d'être précipité dans les flammes de l'enfer.
Un jour ou l'autre,
l'assassin du Christ serait puni. Mais quand ? »
Et voilà
pourquoi, monsieur, votre fille est muette ! Je laisse le lecteur
juge de ces analyses où le farfelu le dispute à l'incompétence
prétentieuse.
Et les 662 pages suivantes sont à l'avenant.
En fait,
en plus de votre méconnaissance de l'ensemble de votre sujet,
le
second vice rédhibitoire de votre « machin » est
d'avoir évacué (tiens,
pourquoi ce sont toujours des termes « cloaqueux » qui me
viennent sous la
plume à votre égard ?) le politique de votre « biographie
» de Fidel Castro
et de vouloir systématiquement - c'est là un autre fil
conducteur -
expliquer ses actions par une personnalité paranoïaque.
Or, s'il est une
chose qui saute aux yeux, c'est bien le côté « animal
politique » de Fidel
Castro. Mais le prendre en considération - si tant est que vous
en eussiez
la capacité intellectuelle - vous obligerait à mettre
de l'eau dans votre
vin, à nuancer vos affirmations péremptoires mais jamais
prouvées, ce qui n'
était pas du tout dans vos intentions, bien entendu. Vous nous
l'avez dit d'
entrée : Fidel Castro est un « monstre », et vous
êtes bien décidé, envers
et contre tout, surtout contre la vérité la plus élémentaire,
à en faire la
démonstration et à nous déballer au grand jour
tout ce qu'il y a de
tératologique en lui !
Entre autres,
en le transformant en un serial killer digne des scénaristes
les plus délirants d'Hollywood (est-ce là l'aspect thriller
dont vous nous
avertissez en quatrième de couverture ?). On tombe comme des
mouches autour
de lui, et il ne fait pas bon être de ses amis, puisque, curieusement,
aucun
ennemi n'a jamais été victime de sa fureur homicide (Kennedy
a eu de la
chance d'être du « bon côté ») : Camilo
Cienfuegos, le Che Guevara, Salvador
Allende. Et puis encore Frank País (c'est du moins ce que vous
laissez
entendre), et aussi Eliecer Gaitán. Tiens, Serge Raffy, tant
que vous y
êtes, pourquoi ne pas lui coller sur le paletot d'autres morts
célèbres tels
que Samora Machel et Omar Torrijos ? Si j'étais chef de la police
suédoise,
j'enquêterais sur la « connexion Castro » pour élucider
l'assassinat
toujours inexpliqué d'Olof Palme...
Oui, vraiment,
trop, c'est trop. Et votre livre se convertit en de la
bouillie pour les chats, s'en va en eau de boudin. Je jurerais bien
que,
sauf à Miami, personne n'arrive au bout.
Je vous
pardonne d'autant moins que vous avez le culot stupéfiant de
dédier
votre machin «au peuple cubain, héroïque et martyr
». Diable, mais vous le
traitez par le mépris tout du long, Serge Raffy ! D'abord, on
se demande
bien comment un peuple « héroïque » a pu supporter
pendant quarante-cinq ans
le monstre hallucinant que vous nous peignez. ce n'est pas de l'héroïsme,
ça, c'est de l'avachissement !
Mais trêve
de plaisanteries. L'étonnant, c'est que vous ne vous rendez même
pas compte que vous le méprisez, ce peuple. À peine quelques
exemples. Page
14 (ça commence mal.), vous nous apprenez, fort de votre connaissance
poussée de l'histoire cubaine, que ce ne sont pas les insurgés
qui ont mis à
genoux l'armée coloniale espagnole en 1898, mais tout bêtement
les.
moustiques ! Liquidé des génies militaires de la taille
d'Antonio Maceo, de
Máximo Gómez, de Calixto García, et la volonté
d'indépendance d'une armée
solidement bâtie et d'une population. Mais, bien entendu, à
votre loup on
lui voit le bout de l'oreille (et même les deux) : cela vous permet
de
sous-entendre à l'adresse du lecteur naïf que c'est grâce
aux Etats-Unis que
Cuba a obtenu son indépendance. Pages 397-398, la campagne d'alphabétisation
de 1961, menée par une partie de ce peuple et dont l'Unesco a
tiré des
leçons pour étendre l'expérience à d'autres
pays du tiers monde, devient
sous votre plume méprisante une « campagne d'endoctrinement
», les bandes
contre-révolutionnaires armées par la CIA assassinant
des alphabétiseurs se
convertissent en « villageois peu portés sur l'endoctrinement
», d'où votre
docte conclusion : « cette "croisade" est une catastrophe.
» Page 527, les
troupes cubaines en Angola qui ont permis de préserver l'indépendance
de ce
pays, d'accélérer celle de la Namibie et de hâter
l'effondrement de l'
apartheid (ce n'est pas pour rien que Nelson Mandela, qui savait à
quoi il
devait en grande partie sa libération, se rendit à Cuba
pour son premier
voyage à l'étranger) deviennent sous votre plume baveuse
« une troupe de
filouteurs, de contrebandiers et de voyageurs de commerce ». J'arrête
là le
recensement.
Quant aux
épithètes dont vous affublez Fidel page après page,
je ne tente
même pas d'en faire un échantillonnage.
De toute
façon, il n'y a rien, mais alors absolument rien, pas une seule
action, pas un seul geste, pas une seule pensée, pas une seule
idée, dans
une vie de soixante-dix-sept ans, qui trouve grâce à vos
yeux. Même les
récentes campagnes de lutte contre la dengue (pp. 609-610) méritent
les
calomnies prétentieuses de votre plume censément humoristique.
Vous êtes le
Midas de l'ordure !
Pour comprendre
un tant soit peu quelque chose de la Révolution cubaine et
de Fidel Castro, il vous faudrait des outils d'analyse qui vous font
cruellement défaut. Et un tant soit peu d'objectivité.
Les ragots de bas
étage dispensés tout au long de vos 672 pages n'apprennent
rien d'essentiel.
Un bon
conseil pour finir. Maintenant que vous vous êtes bien défoulé
(parce
que votre livre, de fait, en dit plus sur vous-même que sur votre
«
victime »), retournez donc à vos anciennes amours, les
lectrices de Elle, et
cessez de vouloir jouer dans la cour des grands.
Jacques-François
Bonaldi
La Havane
jadorise@hotmail.com
P.S. Tenez,
je vais être gentil. En cas miraculeux d'un nouveau tirage,
rectifiez auparavant quelques bourdes. Au hasard : le Maine était
un
cuirassé, pas un croiseur (p. 14). C'est l'île de Guam,
pas de Guan (p. 15).
« Les mambis, représentants de la bourgeoisie » (p.
19) ! Elève Raffy,
bûchez un peu plus et repassez la prochaine fois : c'est un raccourci
un peu
raide. Antonio Guiteras, chef du Parti authentique ! (p. 30) Là
encore
potassez et repassez. Guiteras fut cadre du Directoire étudiant
puis fonda
ensuite Jóven Cuba en 1934, date de la création du Parti
révolutionnaire
cubain (authentique) et fut assassiné (pas par Castro qui n'avait
encore que
huit ans) l'année suivante. La salsa en 1940 ! (p. 49) «
Le lézard, symbole
de l'île » (p. 52) Et moi qui avais toujours cru que c'était
le crocodile ou
le caïman ! Evidemment, un alligator serait un tout petit peu gros
à
disséquer pour un enfant de dix ans et le prétendu symbolisme
de votre
psychanalyse de quai de gare ne fonctionnerait pas. « José
Martí. forcé d'
émigrer aux USA vers 1870 » (p. 88) Recalé, potache
Raffy : Martí n'arrive
aux USA que le 3 janvier 1880 ; en 1870, il est aux travaux forcés
à La
Havane, condamné par les autorités espagnoles. «
L'Oriente. pays de José
Martí » (p. 120). Décidément, la matière
Martí, ce n'est pas votre fort :
Martí est né à La Havane et n'a mis les pieds dans
l'Est de Cuba que le 11
avril 1895, deux mois avant sa mort au combat le 19 mai. « Granjilla
Siboney » (p. 121) : non, granjita. Ainsi donc, vous connaissez
la date
exacte de la rencontre entre Fidel et le Che Guevara : 9 juillet 1953
(p.
153) ! J'aimerais bien savoir qui vous l'a fournie. Je passe sur les
élucubrations délirantes concernant cette rencontre. Tout
comme je passe sur
la « trouille » de Fidel qui dirige de loin les combats
(p. 236) : dites
donc, il ne faudrait tout de même pas croire les yeux fermés
tout ce que
vous a raconté Huber Matos. Quant à Fangio, le «
fameux coureur italien »
(p. 240), décidément votre eurocentriste vous emporte
: laissez donc aux
Argentins une de leurs gloires nationales. « Le plan dément.
suicidaire. l'
opération folle. » (p. 259) : vous parlez de l'envoi vers
Las Villas de
Camilo Cienfuegos et Che Guevara. Si vous connaissiez un peu mieux l'
histoire de Cuba, vous sauriez que ce plan reproduit pour des raisons
stratégiques et de symbolique historique l'Invasion vers l'Ouest
qui avait
toujours été une des clefs de voûte des guerres
d'Indépendance, toutes deux
démarrées dans l'Est du pays, et qu'Antonio Maceo mena
à bien en compagnie
de Máximo Gómez jusqu'en Pinar del Río en 1895-1896.
A partir de là, l'
opération n'est pas si folle.
Bien, je
m'arrête. Les autres bourdes, trouvez-les vous-même. Tiens,
deux
autres pour m'amuser : la CIA, « bienfaiteur » de Fidel
pendant la guerre de
la Sierra Maestra (p. 264). Faut le faire, et surtout l'écrire
! Page 271 :
je ne résiste pas à l'envie de faire connaître au
lecteur un petit
échantillon de vos délires d'interprétation : «
Fidel [il vient d'entrer à
La Havane le 8 janvier 1959] est dans un drôle d'état :
il a tout simplement
l'angoisse du vide. Il y a quelques mois encore, il n'était qu'un
bandit de
grand chemin, un aventurier plus ou moins romantique. Le voici à
la tête d'
un mouvement qui le dépasse. Tout est allé trop vite.
Il n'a pas conquis
Cuba, c'est le pays qui s'est offert à lui. » Plus loufoque,
tu meurs ! Car
s'il est quelque chose qui saute aux yeux, c'est la parfaite maîtrise
des
événements dont il a fait preuve.
Je vais
pousser la gentillesse jusqu'à vous signaler deux autres âneries,
et
après, promis, j'arrête : le père Varela n'a jamais
été un « héros de la
guerre d'Indépendance » (p. 611) puisqu'il est mort en
1853, quinze ans
avant la première de 1868-1878 ; le colonel qui se trouvait à
la Grenade en
1989 s'appelait Tortoló, et non Torloto (p. 516).