La
dernière cueca de Salvador Allende
C'est alors que le président Salvador Allende comprit.
Il affirma que le peuple détenait le gouvernement, mais pas le
pouvoir. Le phrase était plus amère qu'elle ne semblait,
mais aussi plus alarmante. Car Allende possédait la fibre légaliste
qui fut aussi le germe de sa propre destruction : cet homme qui se battit
jusqu'à la mort pour défendre la légalité
aurait été capable de sortir de la Monnaie par la grande
porte, le front haut, si le Congrès l'avait destitué par
la voie constitutionnelle.
Rossanna Rossanda, journaliste et femme politique italienne qui
visita Allende à l'époque, trouva un homme vieilli, tendu,
plein de prémonitions lugubres, assis sur le même sofa
de cretonne jaune où on retrouvera son cadavre criblé
de balles, le visage détruit d'un coup de crosse. Même
les secteurs les plus compréhensifs de la Démocratie chrétienne
étaient alors contre lui. « Même Tomic ? »,
lui demanda Rossana -« Tous ! », répondit-il.
À la veille des élections de mars 1973 où
se jouait son destin, on donnait 36% des votes à l'Unité
populaire. Toutefois, malgré l'inflation déchaînée,
malgré le rationnement féroce, malgré les concerts
de Doñas Casseroles, le parti gouvernemental l'emporta avec 44%.
Une victoire si spectaculaire et si décisive que, dans son bureau,
sans autre témoin que son ami et confident, le journaliste Augusto
Olivares, Allende se mit à danser une cueca en solo. Pour la
Démocratie chrétienne, c'était la preuve que le
processus démocratique encouragé par l'Unité populaire
ne pouvait être interrompu par la voie légale. Elle manque
toutefois de vision et fut incapable de mesurer les conséquences
de son aventure : un cas impardonnable d'irresponsabilité historique.
Pour les Etats-Unis, l'avertissement était bien plus sérieux
que les intérêts des sociétés expropriées.
Il s'agissait là d'un précédent inadmissible de
progrès pacifique des peuples du monde, et notamment les peuples
de France ou d'Italie, dont les actuelles conditions permettent de tenter
des expériences similaires à celles du Chili. Toutes les
forces de la réaction intérieure et extérieure
se concentrèrent alors en un seul bloc compact.
Par contre, les partis de l'Unité populaire, dont les fissures
internes étaient bien plus profondes que ce que l'on admet généralement,
ne purent se mettre d'accord sur une analyse commune du vote de mars.
Le gouvernement se retrouva sans ressources, tiraillé entre ceux
qui voulaient mettre à profit l'évidente radicalisation
des masses pour faire un saut décisif dans le changement social,
et les plus modérés qui, craignant le spectre de la guerre
civile, espéraient arriver à un accord régressif
avec la Démocratie chrétienne. Avec le recul, on voit
aujourd'hui combien ces contacts, dans le chef de l'opposition, n'étaient
que distractions destinées à gagner du temps.
La grève des camionneurs fut le détonateur final.
De par sa géographie accidentée, l'économie chilienne
est à la merci du transport routier. Le paralyser, c'est paralyser
le pays. Or, pour l'opposition, paralyser le pays était assez
facile, puisque les camionneurs étaient les plus touchés
par la pénurie de pièces détachées et se
voyaient en outre menacés par l'intention du gouvernement de
nationaliser le transport avec du matériel soviétique.
La grève fut maintenue jusqu'au bout, sans répit, car
elle était financée cash depuis l'extérieur. La
CIA inonda en effet le pays de dollars, afin de soutenir la grève
patronale. D'ailleurs, la devise américaine chuta sur le marché
noir, écrivit Pablo Neruda à un ami européen. Une
semaine avant le coup d'État, il n'y avait plus d'huile ni de
lait ni de pain.
Dans les derniers jours de l'Unité populaire, avec une
économie effondrée et le pays au bord de la guerre civile,
le gouvernement et l'opposition tentèrent, chacun de son côté,
de modifier le rapport de forces au sein des forces armées. La
manœuvre finale fut parfaite : quarante-huit heures avant le putsch,
l'opposition réussit à discréditer les officiers
supérieurs qui soutenaient Salvador Allende. Après une
série de coups de maître, un à un furent promus
tous les officiers du dîner de Washington.
Mais ce jeu d'échec politique échappait désormais
à l'emprise de ses joueurs. Entraînés par une dialectique
irréversible, ils devinrent eux-mêmes des pions sur un
échiquier plus vaste, beaucoup plus complexe et politiquement
bien plus important qu'une simple confabulation consciente de l'impérialisme
et la réaction contre le gouvernement du peuple. C'était
une terrible confrontation de classes qui échappait aux mains
de ceux-là mêmes qui l'avaient provoquée ; une bataille
acharnée entre intérêts opposés, dont l'issue
finale ne pouvait être autre qu'un cataclysme social sans précédent
dans l'histoire de l'Amérique.